Débarrassons-nous une fois pour toute des idées reçues: les
Monts d'Arrée ne seraient que terres ingrates, miséreuses et isolées. C'est
entendu.
N'y pousseraient qu'une lande rase constellée de quelques arbres
chétifs soumis au diktat des vents. N’oseraient pointer leur nez que des
éperons granitiques décatis. Raison pour laquelle, sans doute, sont nées ici
les légendes tenaces et parfois mortifères. Impossible de faire un pas dans les
tourbières sans être bousculé par un bataillon de korrigans ou de lavandières
de la nuit… Oui, les monts d’Arrée méritent mieux que ça.
Entre crêtes acérées
et vallées enchantées s’offre un pays, un vrai pays où vivent de vrais gens qui
pour rien au monde ne redescendraient dans les terres d’En-bas. Les sentiers y
serpentent en tous sens, les sources y jaillissent à foison ainsi que les
projets, les énergies, les volontés… On ne vous l’avait pas dit mais ces
montagnes cachent des volcans qui ne sont pas prêts de s’éteindre.
J’avais le projet de visiter les montagnes d’Arès, dont on
parle en Bretagne, comme des Alpes ou des Cordillères ; dont les mœurs,
les usages offrent, dit-on, des particularités singulières… Jacques Cambry,
Voyage dans le Finistère, 1794
Vaguement inquiet, je coupe le moteur de ma voiture qui vient
de nous amener au départ de notre randonnée hebdomadaire :
Plounéour-Ménez. Nous en sommes sortis en prenant soin de ne pas claquer les
portières, de peur de réveiller les trépassés et toute une foule de fantômes
dont nous avons tous eu vent. Je ne croyais pas un seul instant an ces
balivernes, ces créatures mythiques et fabuleuses – korrigans, lavandières,
ankou… - qui n’existaient que dans l’imagination des esprits simples jusqu’au
jour où j’ai compris que même si l’Ankou, les Korrigans et les Lavandières de
la nuit n’ont aucune légitimité concrète et donc aucune existence avérée sur
notre planète, ils existent vraiment dès lors qu’on se retrouve sur place,
abandonné aux forces souterraines, livré comme tribut aux mâchoires d’un dragon
affamé.
On m’avait dit que là-haut, près de Roc’h Trévézel (384 m),
le brouillard était à couper à la faux, que les sentiers étaient si boueux que
même la carriole de l’Ankou une nuit s’y empêtra et c’est ainsi que Job ar Ruz
survécut dix ans à sa propre mort. On m’avait dit que le schiste ici est si
tranchant qu’il cisaillait sans pitié les mains maladroites. Des voix averties
m’avaient prévenu : quand tu aperçois Roc’h Trédudon au sommet de la
montagne (383 m), c’est signe de pluie et dès que tu ne le vois plus, c’est qu’il
pleut déjà. Et quand il ne pleut pas, c’est qu’il bruinasse, qu’il brouillasse
ou alors qu’il crachine ou même crachouillasse. Qu’il grêle, qu’il neige aussi
bien ! On m’avait parlé du froid qui gerce les lèvres et dessèche les âmes,
de l’hiver qui s’incruste trois cents jours par an et de l’obscurité qui se
confond avec les ténèbres dès lors qu’on approche des Monts d’Arrée.
On m’avait averti de tous ces dangers et de choses plus
terrifiantes encore. Un dicton de Commana n’affirme-t-il pas que pour passer
au-dessus de l’Allée couverte, les corbeaux volaient sur le dos pour ne pas
voir la misère en bas.
Une légende – mais est-ce bien une légende, ici personne ne
se risquerait à mettre en doute le savoir des Anciens – une légende, donc,
m’avait laissé entendre qu’ici s’ouvraient les Portes de l’Enfer, celles qui se
fermaient à jamais, et malheur au voyageur égaré si son chemin croisait les
Créatures de la nuit.
Je suis averti que je ne croiserais ici que des êtres
farouches au regard sec, des femmes au poil noir, à la langue fourchue, des
enfants aux yeux hallucinés, tous prompts à saisir une lame pour détrousser le
randonneur paisible et naïf, tous issus d’une longue ligéne de générations
corrompues par la consanguinité, les disettes et l’ignorance des Saintes
Ecritures. Des documentaires mettent l’accent sur l’isolement de la région,
l’enclavement, l’abandon des vieilles fermes, le vieillissement des
populations, l’inexorable déclin démographique, les archipels de solitude
excommuniés de la modernité et du sacro-saint dogme de l’aménagement du
territoire.
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