dimanche 14 septembre 2014

CLUNY, le Parvis des Anges


L’Abbaye de Cluny.
Les moines bénédictins de Baume-les-Messieurs et de Gigny, en Franche-Comté, s’implantent à Cluny au Xe siècle. Personne ne peut alors imaginer que ce lieu va devenir, moins de deux cents ans plus tard, une capitale monastique sans équivalent, jouant un rôle spirituel et économique de tout premier plan.

Centre du monachisme occidental et bourg témoignant de la renaissance urbaine, Cluny propose l’un des modèles les plus aboutis de la civilisation romane, favorisant paix et humanité.



À plusieurs reprises reconstruit et embelli, le site est le témoin de plus de mille ans d’une histoire riche dont les principaux évènements sont à l’échelle du monde occidental. « L’on dit de Cluny qu’elle a la majesté des ruines de la Rome antique » : aujourd’hui, les moines sont absents depuis plus de deux siècles et la vie ordinaire a repris ses droits. La grandeur du lieu est devenue intemporelle, mais leur message est toujours présent.

Situé en Bourgogne du Sud, Cluny se niche dans une petite vallée orientée sud-nord, arrosée par un affluent de la Saône, la Grosne. Le pays de Cluny, ou Clunisois, s’étend à 15 kilomètres à l’ouest du grand axe Saône-Rhône.



La Bourgogne est un lieu de passage et de rencontres : pendant des millénaires, les personnes et les biens, les idées et les innovations transitent par cette province.


Le premier témoignage écrit d’une implantation humaine sur le site de la future abbaye date du IXe siècle. C’est donc un lieu organisé et cultivé qui accueille la nouvelle communauté monastique à l’approche de l’an mille.


Guillaume, duc d’Aquitaine, dit le Pieux, comte de Mâcon et de Bourges par la grâce de Dieu, donne aux saints apôtres Pierre et Paul sa terre de Cluny  pour y fonder une maison de prière. Bernon, abbé de Baume-les-Messieurs et de Grigny, en deviendra le premier abbé. Le 11 septembre 910, il signe dans sa ville de Bourges l’acte de fondation. Douze moines s’établissent sur le domaine de l’ancienne villae (ensemble des bâtiments d’une exploitation agricole de l’Empire romain)  et observeront la règle de Saint Benoît. Guillaume renonce à tous ses droits sur la nouvelle fondation : seule l’autorité du Saint-Siège doit y exercer sa suzeraineté. Cette indépendance, renforcée dès 998 par la confirmation de l’exemption (disposition émanant du Saint-Siège, à Rome, permettant à un monastère de bénéficier de dérogations particulières), met à l’abri l’abbaye des autorités laïques comme de l’évêque de Mâcon, et permet la réussite clunisienne.



CLUNY I (ferveur et modestie): Les moines de Cluny peuvent choisir sans contrainte leur abbé. Plusieurs hommes de grande valeur se succèdent : Odon (927-942), grand intellectuel et écrivain, puis Mayeul (963-994), issu de l’aristocratie provençale, établissent les bases solides qui en font un monastère modèle. Grâce au droit de réforme octroyé par le pape Jean XI, en 932, l’abbé de Cluny peut prendre la direction de tout autre monastère désireux de suivre ses préceptes. Le rayonnement spirituel de l’abbaye bourguignonne s’amplifie surtout avec l’avènement de l’abbé Odilon de Mercœur en Auvergne (994-1049). Le réseau, qui réunit plus de 800 abbayes et prieurés, répartis sur toute l’Europe jusqu’en Pologne, constitue une composante majeure de la chrétienté.



Les Clunisiens s’attachent, plus que d’autres peut-être, à développer le goût des cérémonies grandioses. Les ors, l’encens, les chants font partie de leur quotidien ; les arts, et en tout premier lieu celui de bâtir, sont mis au service de l’office divin. Le culte des saints a rapidement pris une grande importance, notamment celui de saint Pierre et de saint Paul, patrons de l’abbaye, mais aussi de saint Marcel, de saint Jean l’Évangéliste, de saint Martin, de saint Jacques, de sainte Marie-Madeleine et de la Vierge Marie. On vénère aussi les saints abbés de Cluny : Odon, Mayeul, Odilon et, le plus grand de tous, Hugues.



CLUNY II (un monastère modèle) : En 981, l’abbaye inaugure un complexe monastique particulièrement abouti. La nouvelle église abbatiale présente un chevet développé autour d’une travée droite qui dessert une grande abside et des chapelles en échelon. La communauté laïque installée aux portes du monastère se développe et participe à l’économie florissante générée par un nombre croissant de visiteurs ; l’abbé s’impose à elle en tant que seigneur et y exerce les droits de justice.



En 1049 prend fin l’abbatiat d’Odilon d’une durée de cinquante-cinq ans. Un très jeune abbé est alors nommé, Hugues de Semur, issu d’une famille aristocratique brionnaise. Durant soixante années, il s’emploie à poursuivre et à renforcer l’œuvre de ses prédécesseurs, en accroissant le prestige et la puissance de l’institution. Grand bâtisseur, Hugues de Semur entreprend d’agrandir la plupart des bâtiments conventuels et, à l’âge de soixante-quatre ans, lance la construction d’une nouvelle église abbatiale.



CLUNY III (le « parvis des anges ») : Cette église, appelée aussi maior ecclesia, peut à juste titre être considérée comme un chef-d’œuvre de l’art roman classique et comme le fleuron de l’art clunisien. Construit sensiblement en même temps que Saint-Sernin de Toulouse et Saint-Jacque-de-Compostelle, ce vaste édifice – la plus grande église de toute la chrétienté jusqu’à la reconstruction de Saint-Pierre de Rome au XVIe siècle – résulte des efforts accomplis par plusieurs générations de constructeurs romans.


La liturgie est une composante majeure de la journée du moine et son développement est tout à fait exceptionnel à Cluny. Le moine clunisien pratiquant la louange divine dans un tel cadre considère son exercice comme une anticipation de la vie future. Le monastère n’était-il pas la « Jérusalem céleste », et la maior ecclesia, le « parvis des anges » ? La puissance clunisienne est alors à son apogée : Cluny, désignée comme la seconde Rome, est bien à l’image d’une capitale ; sa renommée attire des visiteurs, humbles et puissants, venus de toutes les provinces.




Dès le milieu du XIe siècle, toutes les réalisations sont marquées par le gigantisme. Le rôle que joue Cluny à l’échelle de la chrétienté a très certainement orienté les actions des Clunisiens vers des limites inhabituelles. L’hôtellerie de l’abbé Hugues (53 mètres sur 15), construite en 1107, et, à plus forte raison, la grande église (187 mètres de longueur pour un transept de 77 mètres) présentent des dimensions inaccoutumées pour le Moyen Âge.


À la mort d’Hugues, en 1109, le grand chantier de construction de l’église abbatiale est en voie d’achèvement, grâce à des dons très importants, en particulier les libéralités extraordinaires du roi d’Espagne Alphonse VI de Castille.



L’organisation de l’Ordre clunisien. Le bref abbatiat de Pons de Melgueil laisse l’abbaye dans le désordre. Les moines élisent en 1122 Pierre de Montboissier, dit le Vénérable. Cet homme éminent et charitable préside jusqu’en 1156 aux destinées de Cluny. C’est à lui que revient la charge, aux côtés du pape Innocent II (entouré de 1000 moines), en 1130 de dédicacer la grande église Cluny III.

Entre-temps apparaissent des idées nouvelles qui donnent naissance à un mouvement monastique prônant l’austérité et le renoncement au monde, fondé par Robert de Molesme : l’ordre cistercien. Le débat entre Clunisiens et Cisterciens se réduit le plus souvent à des disputes scolastiques où leurs divergences de vue relatives à la vie monastique n’entrent guère en considération. Les efforts de Pierre le Vénérable ne permettent pas de retrouver le dynamisme et l’enthousiasme des siècles précédents.

Neuf abbés se succèdent de 1157 à 1209. Mais ce n’est qu’au XIIIe siècle que la famille clunisienne se structure en un ordre monastique puissant au sein de l’Église romaine. Pour Cluny, l’époque n’est toutefois plus à l’expansion. Et, malgré les évènements qui secouent le monde occidental - la guerre de Cent Ans, le grand schisme d’Occident (de 1378 à 1417, deux papes règnent, l’un à Rome, l’autre à Avignon) -, l’abbaye jouit jusqu’à la fin du XIVe siècle de conditions matérielles satisfaisantes ; de nombreux chantiers sont entrepris. Le XVe siècle voit la nomination, en 1456, d’un abbé remarquable, Jean de Bourbon : évêque du Puy-en-Velay, il s’attache à restaurer la discipline à l’intérieur de l’ordre. Son successeur en 1485, Jacques d’Amboise fait ajouter au premier palais un édifice destiné à héberger les hôtes de marque.


Commande et guerres de Religion. (Commande = régime permettant de placer une abbaye sous la protection d’un prélat qui en perçoit les revenus.) Après de deux abbatiats qui inaugurent le régime de la commande, confirmant la mainmise du roi de France sur l’abbaye et sur l’ordre, les Clunisiens n’ont plus les moyens de sauvegarder leur indépendance. Fort du droit accordé par le concordat de Bologne (1516) au souverain de nommer évêques et abbés, François 1er mène à bien plusieurs tentatives de protection et d’assujettissement des ordres monastiques. Dans les premières années du XVIe siècle, la chute progressive de Cluny est précipitée par la nomination à la tête du monastère de personnages qui, le plus souvent, n’ont jamais fait profession monastique. Ils ne viennent que rarement à Cluny, préférant siéger auprès du pouvoir royal. La puissante famille de Guise ne dédaigne pas la charge de l’abbé de Cluny qui lui confère des revenus substantiels. La Réforme trouble les esprits et les guerres de Religion ruinent de nombreux monastères. L’abbaye de Cluny, pillée par les Huguenots en 1563, puis en 1575, ne s’en relèvera jamais.

L’époque classique – Réforme et Renaissance. De 1510 à 1790, Cluny ne connaît que seize abbés. Les nominations les plus prestigieuses sont celles d’Armand Jean du Plessis, cardinal de Richelieu, abbé de 1629 à 1642, d’Armand de Bourbon, pince di Conti et fils du prince de Condé, de 1642 à 1654, de Jules, cardinal de Mazarin, à partir de 1655, et enfin d’Emmanuel Théodose de la Tour d’Auvergne, cardinal de Bouillon, à partir de 1683, dont l’exil en ses abbayes de Cluny et Tournus restera fameux après ses intrigues à Rome et sa condamnation par Louis XIV. Ces abbés de haut rang n’évitent pas pour autant la chute de l’ordre. Les œuvres architecturales du XVIIe siècle, bien que d’excellente facture, sont peu nombreuses. En 1747, Frédéric-Jérôme de la Rochefoucauld, favori de Louis XV, reçoit la dignité abbatiale. Son neveu, Dominique lui succède en 1757. La réforme de l’ « étroite observance » (retour à une plus grande rigueur) triomphe définitivement en 1788. C’est à la suite de cette mutation qu’est conçu un important programme de construction et d’embellissement à l’ouest du cloître. La Révolution de 1789 met fin à la congrégation religieuse et à ses projets.


La Révolution. La suppression des communautés religieuses est prononcée par décret de la Constituante le 13 février 1790, mais ce n’est qu’en 1791 que les quarante derniers moines sont expulsés et leurs biens confisqués. Le mobilier de l’église ainsi que tous les tombeaux et mausolées sont détruits, endommagés ou brûlés par les révolutionnaires. La vente proprement dite des bâtiments, divisés en quatre lots, est prononcée par l’Etat, propriétaire depuis 1790, le 21 avril 1798, et l’ensemble acheté pour un prix modique par trois associés mâconnais.

Pour combler la perte des revenus monastiques, des aménagements sont entrepris, visant à intégrer le site à la ville. Le marché s’installe dans le cloître classique, transformé en place de ville. Sa galerie ouest devient une rue couverte desservant un nouvel axe urbain, dont le tracé provoque des démolitions importantes qui aboutissent à l’anéantissement quasiment complet de l’église abbatiale. Son démantèlement ainsi que celui d’autres parties importantes se poursuit jusqu’en 1823 afin que soit aménagé, entre autres, le Haras national.


En 1866 seulement, l’Etat, après avoir remembré l’ensemble des bâtiments conventuels subsistants, y installe une école normale spécialisée, transformée en école de contremaîtres en 1891, puis en école des arts et métiers en 1901.


Fouilles et grands travaux. Le dépeçage de l’abbaye et les travaux d’urbanisme menés sur les restes des bâtiments monastiques  ont considérablement altéré la lecture des constructions. Ay début du XXe siècle, la notion même d’abbaye est effacée des mémoires locales, au dire des Clunisois. En 1928, une première campagne de fouilles, financée par la Medieval Academy of America, dépêche à Cluny un jeune et brillant archéologue, Kenneth John Conant (1895-1984). Cette mission, qui se poursuit jusqu’en 1950, a pour but essentiel de retrouver le plan du gigantesque édifice en mettant au jour les bases des murs et des piliers conservés dans le remblai. Ces découvertes et l’étude des documents permettent de proposer une reconstitution graphique de l’architecture de l’église et de connaître l’histoire de sa construction.

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