L’Abbaye de
Cluny.
Les moines bénédictins de Baume-les-Messieurs et de Gigny,
en Franche-Comté, s’implantent à Cluny au Xe siècle. Personne ne
peut alors imaginer que ce lieu va devenir, moins de deux cents ans plus tard,
une capitale monastique sans équivalent, jouant un rôle spirituel et économique
de tout premier plan.
Centre du monachisme occidental et bourg témoignant de la
renaissance urbaine, Cluny propose l’un des modèles les plus aboutis de la
civilisation romane, favorisant paix et humanité.
À plusieurs reprises reconstruit et embelli, le site est le
témoin de plus de mille ans d’une histoire riche dont les principaux évènements
sont à l’échelle du monde occidental. « L’on dit de Cluny qu’elle a la
majesté des ruines de la Rome antique » : aujourd’hui, les moines
sont absents depuis plus de deux siècles et la vie ordinaire a repris ses
droits. La grandeur du lieu est devenue intemporelle, mais leur message est
toujours présent.
Situé en Bourgogne du Sud, Cluny se niche dans une petite
vallée orientée sud-nord, arrosée par un affluent de la Saône, la Grosne. Le
pays de Cluny, ou Clunisois, s’étend à 15 kilomètres à l’ouest du grand axe
Saône-Rhône.
La Bourgogne est un lieu de passage et de rencontres :
pendant des millénaires, les personnes et les biens, les idées et les
innovations transitent par cette province.
Le premier témoignage écrit d’une implantation humaine sur
le site de la future abbaye date du IXe siècle. C’est donc un lieu
organisé et cultivé qui accueille la nouvelle communauté monastique à
l’approche de l’an mille.
Guillaume, duc d’Aquitaine, dit le Pieux, comte de Mâcon et
de Bourges par la grâce de Dieu, donne aux saints apôtres Pierre et Paul sa
terre de Cluny pour y fonder une maison
de prière. Bernon, abbé de Baume-les-Messieurs et de Grigny, en deviendra le
premier abbé. Le 11 septembre 910, il signe dans sa ville de Bourges l’acte de
fondation. Douze moines s’établissent sur le domaine de l’ancienne villae
(ensemble des bâtiments d’une exploitation agricole de l’Empire romain) et observeront la règle de Saint Benoît.
Guillaume renonce à tous ses droits sur la nouvelle fondation : seule
l’autorité du Saint-Siège doit y exercer sa suzeraineté. Cette indépendance,
renforcée dès 998 par la confirmation de l’exemption (disposition émanant du
Saint-Siège, à Rome, permettant à un monastère de bénéficier de dérogations
particulières), met à l’abri l’abbaye des autorités laïques comme de l’évêque
de Mâcon, et permet la réussite clunisienne.
CLUNY
I (ferveur et modestie): Les moines de Cluny peuvent
choisir sans contrainte leur abbé. Plusieurs hommes de grande valeur se
succèdent : Odon (927-942), grand intellectuel et écrivain, puis Mayeul
(963-994), issu de l’aristocratie provençale, établissent les bases solides qui
en font un monastère modèle. Grâce au droit de réforme octroyé par le pape Jean
XI, en 932, l’abbé de Cluny peut prendre la direction de tout autre monastère
désireux de suivre ses préceptes. Le rayonnement spirituel de l’abbaye
bourguignonne s’amplifie surtout avec l’avènement de l’abbé Odilon de Mercœur
en Auvergne (994-1049). Le réseau, qui réunit plus de 800 abbayes et prieurés,
répartis sur toute l’Europe jusqu’en Pologne, constitue une composante majeure
de la chrétienté.
Les Clunisiens s’attachent, plus que d’autres peut-être, à
développer le goût des cérémonies grandioses. Les ors, l’encens, les chants
font partie de leur quotidien ; les arts, et en tout premier lieu celui de
bâtir, sont mis au service de l’office divin. Le culte des saints a rapidement
pris une grande importance, notamment celui de saint Pierre et de saint Paul,
patrons de l’abbaye, mais aussi de saint Marcel, de saint Jean l’Évangéliste,
de saint Martin, de saint Jacques, de sainte Marie-Madeleine et de la Vierge
Marie. On vénère aussi les saints abbés de Cluny : Odon, Mayeul, Odilon
et, le plus grand de tous, Hugues.
CLUNY II
(un monastère modèle) : En 981, l’abbaye inaugure un complexe
monastique particulièrement abouti. La nouvelle église abbatiale présente un
chevet développé autour d’une travée droite qui dessert une grande abside et
des chapelles en échelon. La communauté laïque installée aux portes du
monastère se développe et participe à l’économie florissante générée par un
nombre croissant de visiteurs ; l’abbé s’impose à elle en tant que seigneur
et y exerce les droits de justice.
En 1049 prend fin l’abbatiat d’Odilon d’une durée de
cinquante-cinq ans. Un très jeune abbé est alors nommé, Hugues de Semur, issu
d’une famille aristocratique brionnaise. Durant soixante années, il s’emploie à
poursuivre et à renforcer l’œuvre de ses prédécesseurs, en accroissant le
prestige et la puissance de l’institution. Grand bâtisseur, Hugues de Semur
entreprend d’agrandir la plupart des bâtiments conventuels et, à l’âge de
soixante-quatre ans, lance la construction d’une nouvelle église abbatiale.
CLUNY III
(le « parvis des anges ») : Cette église,
appelée aussi maior ecclesia, peut à juste titre être considérée comme un
chef-d’œuvre de l’art roman classique et comme le fleuron de l’art clunisien.
Construit sensiblement en même temps que Saint-Sernin de Toulouse et
Saint-Jacque-de-Compostelle, ce vaste édifice – la plus grande église de toute
la chrétienté jusqu’à la reconstruction de Saint-Pierre de Rome au XVIe siècle
– résulte des efforts accomplis par plusieurs générations de constructeurs
romans.
La liturgie est une composante majeure de la journée du
moine et son développement est tout à fait exceptionnel à Cluny. Le moine
clunisien pratiquant la louange divine dans un tel cadre considère son exercice
comme une anticipation de la vie future. Le monastère n’était-il pas la
« Jérusalem céleste », et la maior ecclesia, le « parvis des
anges » ? La puissance clunisienne est alors à son apogée :
Cluny, désignée comme la seconde Rome, est bien à l’image d’une capitale ;
sa renommée attire des visiteurs, humbles et puissants, venus de toutes les
provinces.
Dès le milieu du XIe siècle, toutes les
réalisations sont marquées par le gigantisme. Le rôle que joue Cluny à
l’échelle de la chrétienté a très certainement orienté les actions des
Clunisiens vers des limites inhabituelles. L’hôtellerie de l’abbé Hugues (53
mètres sur 15), construite en 1107, et, à plus forte raison, la grande église
(187 mètres de longueur pour un transept de 77 mètres) présentent des dimensions
inaccoutumées pour le Moyen Âge.
À la mort d’Hugues, en 1109, le grand chantier de
construction de l’église abbatiale est en voie d’achèvement, grâce à des dons
très importants, en particulier les libéralités extraordinaires du roi
d’Espagne Alphonse VI de Castille.
L’organisation
de l’Ordre clunisien. Le bref abbatiat de Pons de Melgueil laisse
l’abbaye dans le désordre. Les moines élisent en 1122 Pierre de Montboissier,
dit le Vénérable. Cet homme éminent et charitable préside jusqu’en 1156 aux
destinées de Cluny. C’est à lui que revient la charge, aux côtés du pape
Innocent II (entouré de 1000 moines), en 1130 de dédicacer la grande église
Cluny III.
Entre-temps apparaissent des idées nouvelles qui donnent
naissance à un mouvement monastique prônant l’austérité et le renoncement au
monde, fondé par Robert de Molesme : l’ordre cistercien. Le débat entre Clunisiens
et Cisterciens se réduit le plus souvent à des disputes scolastiques où leurs
divergences de vue relatives à la vie monastique n’entrent guère en
considération. Les efforts de Pierre le Vénérable ne permettent pas de
retrouver le dynamisme et l’enthousiasme des siècles précédents.
Neuf abbés se succèdent de 1157 à 1209. Mais ce n’est qu’au
XIIIe siècle que la famille clunisienne se structure en un ordre
monastique puissant au sein de l’Église romaine. Pour Cluny, l’époque n’est
toutefois plus à l’expansion. Et, malgré les évènements qui secouent le monde
occidental - la guerre de Cent Ans, le grand schisme d’Occident (de 1378 à
1417, deux papes règnent, l’un à Rome, l’autre à Avignon) -, l’abbaye jouit
jusqu’à la fin du XIVe siècle de conditions matérielles
satisfaisantes ; de nombreux chantiers sont entrepris. Le XVe
siècle voit la nomination, en 1456, d’un abbé remarquable, Jean de
Bourbon : évêque du Puy-en-Velay, il s’attache à restaurer la discipline à
l’intérieur de l’ordre. Son successeur en 1485, Jacques d’Amboise fait ajouter
au premier palais un édifice destiné à héberger les hôtes de marque.
Commande et
guerres de Religion. (Commande = régime permettant de placer une
abbaye sous la protection d’un prélat qui en perçoit les revenus.) Après de
deux abbatiats qui inaugurent le régime de la commande, confirmant la mainmise
du roi de France sur l’abbaye et sur l’ordre, les Clunisiens n’ont plus les
moyens de sauvegarder leur indépendance. Fort du droit accordé par le concordat
de Bologne (1516) au souverain de nommer évêques et abbés, François 1er
mène à bien plusieurs tentatives de protection et d’assujettissement des ordres
monastiques. Dans les premières années du XVIe siècle, la chute progressive de
Cluny est précipitée par la nomination à la tête du monastère de personnages
qui, le plus souvent, n’ont jamais fait profession monastique. Ils ne viennent
que rarement à Cluny, préférant siéger auprès du pouvoir royal. La puissante
famille de Guise ne dédaigne pas la charge de l’abbé de Cluny qui lui confère
des revenus substantiels. La Réforme trouble les esprits et les guerres de
Religion ruinent de nombreux monastères. L’abbaye de Cluny, pillée par les
Huguenots en 1563, puis en 1575, ne s’en relèvera jamais.
L’époque
classique – Réforme et Renaissance. De 1510 à 1790, Cluny ne
connaît que seize abbés. Les nominations les plus prestigieuses sont celles
d’Armand Jean du Plessis, cardinal de Richelieu, abbé de 1629 à 1642, d’Armand
de Bourbon, pince di Conti et fils du prince de Condé, de 1642 à 1654, de
Jules, cardinal de Mazarin, à partir de 1655, et enfin d’Emmanuel Théodose de
la Tour d’Auvergne, cardinal de Bouillon, à partir de 1683, dont l’exil en ses
abbayes de Cluny et Tournus restera fameux après ses intrigues à Rome et sa
condamnation par Louis XIV. Ces abbés de haut rang n’évitent pas pour autant la
chute de l’ordre. Les œuvres architecturales du XVIIe siècle, bien que
d’excellente facture, sont peu nombreuses. En 1747, Frédéric-Jérôme de la
Rochefoucauld, favori de Louis XV, reçoit la dignité abbatiale. Son neveu,
Dominique lui succède en 1757. La réforme de l’ « étroite
observance » (retour à une plus grande rigueur) triomphe définitivement en
1788. C’est à la suite de cette mutation qu’est conçu un important programme de
construction et d’embellissement à l’ouest du cloître. La Révolution de 1789
met fin à la congrégation religieuse et à ses projets.
La
Révolution. La suppression des communautés religieuses est
prononcée par décret de la Constituante le 13 février 1790, mais ce n’est qu’en
1791 que les quarante derniers moines sont expulsés et leurs biens confisqués.
Le mobilier de l’église ainsi que tous les tombeaux et mausolées sont détruits,
endommagés ou brûlés par les révolutionnaires. La vente proprement dite des
bâtiments, divisés en quatre lots, est prononcée par l’Etat, propriétaire
depuis 1790, le 21 avril 1798, et l’ensemble acheté pour un prix modique par
trois associés mâconnais.
Pour combler la perte des revenus monastiques, des
aménagements sont entrepris, visant à intégrer le site à la ville. Le marché
s’installe dans le cloître classique, transformé en place de ville. Sa galerie
ouest devient une rue couverte desservant un nouvel axe urbain, dont le tracé
provoque des démolitions importantes qui aboutissent à l’anéantissement
quasiment complet de l’église abbatiale. Son démantèlement ainsi que celui
d’autres parties importantes se poursuit jusqu’en 1823 afin que soit aménagé,
entre autres, le Haras national.
En 1866 seulement, l’Etat, après avoir remembré l’ensemble
des bâtiments conventuels subsistants, y installe une école normale
spécialisée, transformée en école de contremaîtres en 1891, puis en école des
arts et métiers en 1901.
Fouilles et grands travaux. Le dépeçage de l’abbaye et les travaux d’urbanisme menés sur les restes des bâtiments monastiques ont considérablement altéré la lecture des constructions. Ay début du XXe siècle, la notion même d’abbaye est effacée des mémoires locales, au dire des Clunisois. En 1928, une première campagne de fouilles, financée par la Medieval Academy of America, dépêche à Cluny un jeune et brillant archéologue, Kenneth John Conant (1895-1984). Cette mission, qui se poursuit jusqu’en 1950, a pour but essentiel de retrouver le plan du gigantesque édifice en mettant au jour les bases des murs et des piliers conservés dans le remblai. Ces découvertes et l’étude des documents permettent de proposer une reconstitution graphique de l’architecture de l’église et de connaître l’histoire de sa construction.
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