« - En fait, nous sommes déjà sortis de la zone euro »,
a admis Nicos Anastasiades, président de Chypre, un pays où les billets n’ont
plus la même valeur qu’en Grèce ou en Allemagne. L’explosion de la monnaie
unique aurait-elle commencé ? Contre le scénario du chaos, l’idée d’une
sortie de l’euro concertée et organisée fait son chemin. Beaucoup continuent à
croire qu’on va changer l’euro. Qu’on va passer de l’euro austéritaire présent
à un euro enfin rénové, progressiste et social.
L’euro actuel procède d’une construction qui a eu pour
intention de donner toute satisfaction aux marchés de capitaux et d’organiser
leur emprise sur les politiques économiques européennes. Tout projet de
transformation significative de l’euro est un projet de démantèlement du
pouvoir des marchés financiers et d’expulsion des investisseurs internationaux
du champ de la construction des politiques publiques. Jamais les marchés ne
laisseront s’élaborer tranquillement un projet qui a pour évidente finalité de
leur retirer leur pouvoir disciplinaire. Sitôt qu’un tel projet commencerait
d’acquérir un tant soit peu de consistance politique et de chances d’être mis
en œuvre, il se heurterait à un déchaînement de spéculation et à une crise de
marché aiguë qui réduirait à rien le temps d’institutionnalisation d’une
construction monétaire alternative, et dont la seule issue serait le retour aux
monnaies nationales.
La gauche-qui-continue-d’y-croire n’a le choix qu’entre
l’impuissance indéfinie ou bien le retour aux monnaies nationales, son projet
de transformation de l’euro commencerait à être pris au sérieux.
La gauche ? Certainement pas le Parti socialiste (PS)
qui n’entretient plus avec l’idée de gauche que des rapports d’inertie nominale,
ni la masse indifférenciée de l’européisme, qui, silencieuse ou béate pendant
deux décennies, vient de découvrir les tares de son objet chéri et réalise,
effarée, qu’il pourrait bien partir en morceaux.
Mais on ne rattrape pas en un instant une aussi longue
période de sommeil intellectuel bienheureux.
L’européisme protestera que son Europe aimée ne cesse au
contraire de faire des congrès. Fonds européen de stabilité financière (FESF),
mécanisme européen de stabilité (MES), (deux fonds d’assistance aux pays
endettés), rachat de dette souveraine par la BCE (programme de la BCE de rachat
de titres souverains), union bancaire : autant d’avancées sans doute un
peu douloureusement acquises mais bien réelles. Malheureusement, aucune ne s’en
prend au cœur même de la construction, ce noyau dur dont émanent tous les
effets dépressionnaires et antidémocratiques : exposition des politiques
économiques aux marchés financiers, banque centrale indépendante, obsession
anti-inflationniste, ajustement automatique des déficits, refus d’envisager
leur financement monétaire.
Ainsi, les avancées demeurent-elles périphériques,
rustines destinées à accommoder comme elles peuvent les plus désastreuses
conséquences que le cœur granitique et sanctuarisé, ne cesse de produire.
Ravaudant les effets sans jamais vouloir s’en prendre aux
causes, l’Europe, donc, persévère. Incapable de la moindre révision de fond, et
inconsciente du fait que la rupture est le seul destin qu’elle se donne.
(Frédéric Lordon in Le Monde diplomatique – août 2013)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire